[DF] Voilà presque deux ans que je suis la question du «No Triv» («Non aux Forages») depuis que je sais que ma province de l'Italie méridionale est menacée par des forages pétroliers. C'est la province de Benevento, également appelé le Sannio, en région de Campania. Mais ce n'est pas la seule à être concernée. Il y a aussi la province voisine, Avellino. Et puis, il y a toute la côte adriatique, où des raffineries existent déjà et où de nouveaux projets pétroliers off-shore sont en train de se dessiner. Sans parler des nouveaux projets qui fleurissent presque tous les jours sur d'autres côtes et dans d'autre zones internes italiennes. [/DF]
PesaroPartie I : Si vous forez notre mer, attention aux requins
27 Juillet, 6:40
[DF] Trajet Pesaro – San vito Chietino. Le Regionale arrive. Il est propre et il y a la climatisation. Nous nous préparons à quatre petites heures de voyage.
Nous nous installons en choisissant une banquette «coté mer» pour jouir du paysage. C'est l'unique train régional qui fait le voyage sans correspondance. Le train le moins cher. Le plus lent. Il s’arrête à toutes les gares. Le temps semble être suspendu.
Dans la région des Marche, la mer est omniprésente. Les plages se succèdent, différentes de celles qu'on a l'habitude de voir à Rimini. Il s'agit ici de petits complexes touristiques.
Le train arrive à Falconara, dans la banlieue d'Ancona, avec ses petites plages sauvages encastrées dans les rochers. Nous passons devant les installations pétrolières. La flamme qui brûle jour et nuit me fait penser à ce petit fermier dans le documentaire l'Oro Vero, affirmant qu'avec cette flamme, tous les oiseaux d'Ancona sont morts.
À la gare d'Ancona, nous réaménageons nos bagages. Nous en avons trop, comme d'habitude. Notre wagon fait le plein de vendeurs ambulants. Ces travailleurs étrangers qui, sous un soleil battant, parcourent des kilomètres de plage en vendant lunettes de soleil, sorties de bain et objets en tout genre. Certains ont de gros sacs remplis de marchandises, d'autres semblent être plutôt des travailleurs saisonniers. Je perds de vue le paysage. Je suis sur mes notes. Je relève la tête. Je vois une grande surface Carrefour. La mer n'est plus là. On parle d'autres langues autour de moi. Les blancs traversent le wagon sans s’arrêter. Seule une nana s'installe. Elle a le style «world music».
Porto Recanati. Certains travailleurs descendent du wagon, beaucoup d'autres montent. Derrière mes grosses lunettes noires, mon regard s’arrête discrètement sur leurs visages. Impassibles. Des visages sur lesquels tu ne perçois aucune émotion. Ils discutent entre eux. Parfois, leur regard se perd en fixant le soleil pour quelques instants. La mer regagne le paysage avec des petites stations balnéaires. Rien d’envahissant. De l'autre coté de la mer, de petites maisons colorées. Peut-être des maisons de pêcheurs. Des palmiers.
Civitanova. Un blanc rentre dans le wagon. Il fait aussitôt demi tour. Un autre passager monte avec une grosse valise vide. Il me rappelle un personnage de la Commedia des ratés de Tonino Benacquista.
Porto San Elpidio. Beaucoup des travailleurs ambulants descendent. Le wagon commence à se mélanger ethniquement. La mer est lointaine. Le train traverse des villages assez moches. Partout, des bâtiments identiques. Et quelques palmiers à gauche à droite.
Porto San Giorgio. Les derniers travailleurs ambulants descendent. Certains jettent leur sacs par la fenêtre. Des touristes du nord de l’Italie montent. Je regarde par la fenêtre. Je les vois marcher à l'ombre avec leurs gros sacs. Je m’assoupis. Je me réveille. La mer est à cinquante mètres.
Pedaso.
San Benedetto del Tronto.
Alba Adriatica, façonnée par le béton.
La police fait son apparition dans le wagon. L'accent abruzzese commence à se faire entendre.
Giulianova.
Roseto.
Pescara.
Tollo-Canosa Sannitica.
Et enfin… San Vito Chietino. ArrivéEs à destination. Il est un peu plus de 10 heures. Une petite gare. Un petit village arroccato. Nicola, le gérant du Bed&Breakfast, nous attend, appuyé sur le capot de sa voiture. Il nous aide à remplir le coffre et rigole de nous voir chargés comme des mulets.
Nous sommes ici pour nous reposer et prendre deux jours de vacances. Mais ce n'est pas le hasard qui nous a mené à San Vito. [/DF]
San Vito est une petite station balnéaire sur la côte adriatique de 5800 habitants, en province de Chieti, dans l'Abruzzo. Ce petit village se bat contre l'installation de la plateforme pétrolière appelée «Ombrina Mare 2». Il est devenu le symbole des luttes contre les forages pétroliers sur l'Adriatique. Ce projet, qui est dans les mains de la société anglaise Rockhopper, prévoit le forage de quatre à six puits, face à la côte de San Vito Chietino. En plus des puits d'extraction, il est aussi question de l'installation d'un bateau de raffinerie, qui sera relié aux puits avec des oléoducs et des gazoducs. Une fois par mois, un supertanker passerait charger le pétrole. Un projet d'une durée d'environ vingt-cinq ans.
Sur le chemin vers la pension, les drapeaux et les tags «No Ombrina» apparaissent un peu partout. Chez les commerçants comme chez les particuliers. L'envie d'entendre ces gens se fait sentir. Nous nous disons qu'on va se mettre au travail plus tôt que prévu.
Le Bed&Breakfast est un peu décentré par rapport au village, situé sur une petite route longeant une voie de chemin de fer désaffectée, à une vingtaine de mètres de la mer. C'est une maison mitoyenne de trois étages, collée au resto de Nicola. Sur la voie désaffectée, il a installé une petite terrasse sous une tonnelle. Les façades alentour sont un peu décrépies et le décor pas du tout touristique. Exactement ce que nous cherchions. Au premier étage, il y a notre chambre, avec salle de bain, sans télé ni wi-fi, mais avec un balcon qui donne sur la mer et ses pittoresques trabocchi, reconvertis en restaurant.
[DF] Nicola arbore un drapeau «No Ombrina» sur son balcon. Lui aussi semble être dans la résistance. Le lendemain matin, après un petit déjeuner très copieux, j'aborde avec lui la question du «No Ombrina». Il me prend illico un rendez-vous pour le soir-même avec un gars actif dans le mouvement. Un activiste nommé Fabiano. Mais j'insiste, j'ai envie de l'entendre, lui. Il me concède alors une interview, vers 14 heures, après son service au resto. Je me retrouve avec lui sur la terrasse de son restaurant, à l'ombre de la tonnelle, sous une chaleur étouffante, quelque peu atténuée par de rares vents venant de la mer. Le dictaphone est allumé, Nicola se lance. [/DF]
«Je m'appelle Nicola Ciampoli, j'ai cinquante-deux ans et je gère deux activités, ici, à San Vito: un restaurant et un petit B&B. Ils sont attachés, face à la mer, sur la vieille voie de chemin de fer désaffectée qui devrait depuis des années prendre la forme d'une piste cyclable, un attrait touristique non négligeable. On parle de quarante kilomètres de tracés désaffectés sur une zone de la côte extrêmement belle, qui passeraient par de petites calanques splendides et par les trabocchi. Le problème de cette zone est de combattre ce cancer qui nous est tombé sur la tête: la plateforme Ombrina Mare 2. Cela ne concerne pas seulement l'Abruzzo. Cela concerne également le Molise, la Basilicata, la Puglia et les Marche. En gros, ils veulent forer toute l'Adriatique pour extraire un pétrole dont on ne présume même pas bien la qualité. On ne comprend pas si ces multinationales veulent réellement ces plateformes ou si elles espèrent une rupture de contrat avec le gouvernement pour empocher des indemnités. Au-delà de ça, Ombrina Mare 2 est quelque chose de vraiment dévastateur pour le territoire. Un territoire qui vit de tourisme, d'oenogastronomie, d'agriculture, de vin, d'huile d'olive. Et surtout, les producteurs de ces produits, quand ils vendent à l’étranger, ne vendent pas que de l'huile ou du vin, mais aussi un terroir fait de soleil, d'air pur, de mer splendide… Imaginez faire la promotion d'un territoire où sévit l’extraction pétrolière: ça ne tient pas la route! Ici, il n'y a pas d'autre économie. L'économie classique de la Val di Sangro est en train de mourir. Les usines ferment l'une après l'autre. On doit cibler un tourisme résolument lié au territoire, et soutenir des petites entreprises comme la mienne. Ce sont elles qui développent des activités à San Vito. J’espère qu'avec la piste cyclable vont se développer des initiatives intelligentes, pas de gros bateaux de croisières sur la mer… des projets à taille humaine.
De plus, la plateforme Ombrina Mare 2 va également avoir un impact sur le parc national de la Côte Teatina, qui a été inauguré il y a quelques années. Ici, il n'y a pas de tourisme de masse. Les personnes qui y viennent aiment le calme, les plages sauvages… Ces deux dernières années, j'ai investi cette zone. J'ai acheté cette structure. Penser que j'aurai une plateforme pétrolière à sept kilomètres d'ici me rend malade.
Mais je vais être optimiste. Parce que le territoire ne peut pas être éventré de cette manière. Nous avons ici un bijou. Il est probablement le plus beau coin de la côte abbruzzese. Les plateformes sont en train d'être autorisées un peu partout, sur toute la côte. Mais maintenant, les décideurs des différentes régions impliquées par ces projets sont en train de faire face au gouvernement. Or, il faut voir si c'est juste un jeu politique ou si on se trouve face à une réelle opposition. Il faut dire que tous les gouverneurs mobilisés appartiennent au Parti Démocratique (PD), le parti au pouvoir dans le gouvernement national. À San Vito, il y a une administration de droite qui met en avant d'autres intérêts, comme le
Resort
qui va certes amener pas mal d'argent; mais avec ces deux millions d'euros, qu'est-ce que tu fais? Tu refais un peu les routes du village, quelques petites améliorations. Un peu de travail pour les gens. Bref, la vieille politique italienne. Sur la question Ombrina, la commune est un peu ambiguë. Elle dit No Ombrina et No Parc (national). Qu'est-ce que ça veut dire? On ne comprend pas. Mais dans la politique, la logique n'existe pas. Existent seulement les intérêts.»
Je le relance, et dans la version pessimiste, si Ombrina Mare 2 arrive, en indiquant la mer, qu'est-ce que tu fais?
«Qu'est-ce que je fais?! Avant tout, ça voudra dire qu'on a perdu. Mais je ne me pose pas la question. La vie continuera. Mon activité aussi. Mais sûrement y aura-t-il moins de tourisme. Disons que je n'arrive vraiment pas à penser à ça. En fait je n'arrive même pas à me l'imaginer. On verra. Je suis assez confiant, même si les bases de la plateforme ont déjà été posées.» Il me les montre avec sa main en pointant la mer au large. «Il y a un peu de brume aujourd'hui, on ne les voit pas.»
Après une petite baignade et une douche en vitesse, le soir est vite arrivé. Nous avons rendez-vous à 19h avec Fabiano au Centre Social Occupé et Autogéré (CSOA) ZONA 22. Il nous demande d'être ponctuels car il y a une assemblée du lieu à 20h30. Un CSOA dans un village de 5000 habitants, sur le coup, on est quand même bluffés. La deuxième chose bluffante, c'est le chemin pour s'y rendre.
C'est avec le coucher du soleil que nous entreprenons notre périple. Comme expliqué par Fabiano au téléphone, nous prenons le chemin de fer désaffecté jusqu'au centre du village. Après une hésitation, nous continuons et prenons un viaduc surplombant la zone touristique avant de longer ce qui semble être le quartier des immeubles sociaux, les case popolari. Ce viaduc est super long, nous nous demandons si nous avons pris le bon chemin. Nous finirons par retrouver la terre ferme avec, sur notre droite, la grille d'un bâtiment orné d'un drapeau «No Ombrina» et une fresque anti-fasciste. Nous nous disons être au bon endroit. Nous passons la grille et nous nous retrouvons dans une espèce de jardin entouré de petites bâtisses. Nous dépassons une fresque zapatiste, tout ça nous semble familier et accueillant. Nous trouvons une bande de mecs et une nana assis en cercle sur le terrain, non loin du bar, en plein air. Saluons tout le monde, Fabiano se lève, nous offre un coup à boire. Tous les trois, nous partons nous installer à une table un peu à l'écart. Sur un fond de musique blues, nous buvons un verre de vin blanc et brisons la glace avec quelques échanges informels.
Fabiano nous retrace brièvement son parcours: après un passage à Bologna, où il étudie et travaille, il commence à côtoyer les milieux antagonistes noglobal. Il décide cependant, quelques années plus tard, de rentrer chez lui, à San Vito, et de cultiver avec d'autres un antagonisme politique plus local. Depuis, il travaille sur un chantier naval.
Il nous explique ensuite où nous nous trouvons: «C'est un centre social occupé et autogéré depuis décembre 2011. Une ancienne centrale électrique des chemins de fer qui a été désaffectée en même temps que la voie. Nous organisons ici différentes activités culturelles: concerts, théâtre, présentations de livres. Il y a aussi des laboratoires fixes, comme la cyclo-officine (atelier vélo) et un projet de salle de sport populaire en construction. Nous avons aussi une auberge de jeunesse avec des prix très démocratiques. Dans ces périodes de crise que nous vivons, des petits villages comme San Vito ont la cote. C'est vraiment un bijou. Zona 22 naît comme une sentinelle de la mer Adriatique. Nous prévenons la population abbruzzese de tout ce qui se passe sur cette bande balnéaire. Le parfait exemple est Ombrina Mare 2, qui devrait voir le jour juste ici, à quelques kilomètres sur la mer.»
«En réalité, nous nous battons contre la pétrolisation depuis 2007. Avant, on luttait contre le dépôt pétrolier d'Ortona, un peu plus au nord, puis aujourd'hui contre Ombrina Mare 2, Elsa et Rospo Mare, qui sont d'autres plateformes pétrolières. Nous sommes aussi en contact avec des collectifs en Croatie qui se battent également contre des plateformes pétrolières, de leur coté de l'Adriatique. Ombrina, c'est tout un symbole. Si tu regardes la mer par temps clair, tu vois la plateforme. Tu vois la tête du puits, cette structure en fer gigantesque, à laquelle il manque encore la sonde, et la raffinerie flottante à coté. La raffinerie est un bateau grand comme le Colisée. C'est une chose énorme, deux terrains de foot. A seulement 7km de la côte. La compagnie sait très bien que le pétrole, ici, est insuffisant et de basse qualité. On se demande donc pourquoi elle y porte autant d'intérêt. En réalité, plus elle a de puits, plus la compagnie augmente sa cote en bourse. Depuis 2008, il essayent de réaliser ce projet. La population abbruzzese a toujours été contre. Il y a deux ans, il y a eu une manifestation régionale assez puissante. Nous étions quarante mille à Pescara à défiler contre Ombrina Mare 2 et la pétrolisation en générale. Après cette manifestation, les gens pensaient que le projet allait être abandonné vu l'opposition de la population. Mais nous avons continué avec beaucoup d'autres associations et citoyens à faire un travail d'information. Continuer à informer le plus de monde possible, pour être prêts a descendre à nouveau dans la rue s'il le fallait. Et c'est ce qui s'est passé le 23 mai 2015 . Nous venions d'apprendre que la commission d'évaluation de l'impact environnemental avait donné un avis favorable à un élargissement du projet Ombrina Mare 2. Quand nous l'avons su, nous avons directement lancé une assemblée citoyenne, ici, à ZONA 22. En deux jours, plus de 500 personnes y ont participé. Il y avait des bourgmestres, des administrateurs locaux qui, (Fabiano avec un petit sourire), sont venus dans cet espace occupé, à l'exception des représentants de notre commune. Ils ont été les seuls à ne pas participer à l'assemblée. Il est vrai que l'administration communale ne nous voit pas d'un très bon œil et préférerait juste nous expulser. Cette assemblée a été une très belle réponse, pendant laquelle nous nous sommes donnés huit points de programme jusqu'à l'objectif final qui été la manif du 23 mai. Entre-temps, les administrateurs locaux et les communes présentes se sont engagés à changer la signalisation routière en disant: «cette commune est libre du pétrole». Les Cantines sociales ont décidé de mettre sur les bouteilles de vin des étiquettes «No oil». Il y a donc eu une mobilisation populaire très forte. Si vous faites un tour par San Vito ou Lanciano, vous verrez que tous les magasins, les balcons... ont des drapeaux ou des banderoles contre Ombrina. C'est très beau. Très puissant.»
L'idée de faire cette manifestation dans une petite commune comme Lanciano relève d'un choix politique qu'il n'a pas été simple de faire accepter au mouvement «No Ombrina». Fabiano se remémore: «Nous [celles et ceux de ZONA 22] avons insisté pour que la manif se fasse à Lanciano, même si au début, la majorité des personnes faisant partie du mouvement ne voulait pas. Nous avons demandé à cette partie du mouvement de nous écouter. En premier lieu, nous avons dit à ces personnes que la population qui avait participé en masse à la manif à Pescara venait de cette zone. Et deuxièmement nous leur avons aussi demandé de regarder la lutte dans la Val Di Susa contre le train à grande vitesse. La Val di Susa, c'est en province, et les manifestations se font là-bas. Ils ne vont pas manifester à Torino. Ces exemples, c'était pour montrer que les provinces, même celles comme la notre, deviennent des actrices principales au niveau des mouvements, avec leur capacité à la mobilisation, en étant bien informées sur les questions. C'est pour cela que nous avions envie que la manif se déroule à Lanciano, à la périphérie de la périphérie. Et non à Pescara qui représente le centre. Ça a fini par être accepté, mais personne n'y croyait vraiment. La ville est minuscule et nous attendions dix, quinze mille personnes. Il y en a eu soixante mille. Effectivement, on a rempli la ville. Nonobstant les soixante mille personnes, les politiques (institutionnelles) ne nous ont pas donné de réponses, en tout cas au début. Nous sommes donc allés à la Région et nous avons demandé à les rencontrer. Nous leur avons demandé de se mettre en contact avec les autres régions concernées contraires aux forages et au «Sblocca Italia». Toutes ces régions se sont déjà vues une première fois, ce qui est encourageant. Évidemment, ils savent bien que nous, toutes les organisations, les citoyens, sommes là et les observons. L'engagement de la population abbruzzese est puissant. Nous sommes aussi allés en Basilicata, dans la Puglia, en Campania, et nous avons vu que là aussi il y a des mobilisations d'en bas qui sont très fortes. Et je pense que si on gagne, on le fera grâce à cela, et non à cause de l'engagement des politiques, c'est un fait certain. Car ils sont davantage mûs par leurs intérêts que par autre chose. En attendant, il faut rester attentifs, surtout lors de moments où on parle moins de la problématique.
Fabiano revient sur le choix politique d'un Centre Social Occupé et Autogéré de faire partie d'un mouvement négociant avec les institutions: «Nous avons fait un choix, celui d’être nombreux contre une multinationale. Et pour être ensemble, on a dû faire des compromis avec tous les participant-E-s de ce mouvement. Respecter également le choix de passer par les institutions politiques, faire pression sur elles, même si nous ne nous faisons pas beaucoup d'illusions. S'il s'avère que tout cela n'a servi à rien et qu'il faut quand même aller bloquer les bateaux, nous espérons alors en retour que toutes ces personnes et ces organisations seront avec nous. Mais, à mon avis, Ombrina Mare 2 ne se fera pas. Une chose est sûre, ils devront passer sur nos corps. Nous serons là quand ils arriveront, comme nous étions là dans d'autres combats ici et ailleurs, comme dans le Val Di Susa contre la ligne pour le train à grande vitesse, où, en vingt ans, s'est constituée une communauté très forte, qui, nonobstant toutes les attaques, tant d'un point de vue militaire que médiatique dont elle a été victime, est toujours debout. C'est important de construire des communautés éveillées, intelligentes, qui comprennent qu'il y a un monstre appelé capitalisme qui veut tirer profit de nos territoires et de nos vies. Et nous y arrivons. Et ça, c'est déjà une grande victoire.» Pour conclure, Fabiano a un message qu'il voudrait faire passer en-dehors de l'Italie. «Au niveau européen, nous avons besoin de la contre-information. Nous avons besoin de rencontrer d'autres réalités de luttes éparpillées en Europe, pour nous confronter et nous soutenir mutuellement.»
Le lendemain matin, nous retournons au CSOA prendre quelques photos.
En début d'après-midi, après un repas copieux dans le resto de Nicola, il nous emmène à la gare de San Vito où nous avons un train vers la Puglia. Durant tout le trajet à travers l'Abruzzo et le Molise, nous jouissons encore du paysage maritime alternant plages sauvages et plages privées, avec leurs parasols parfaitement alignés. Nous passons de vieilles gares, des palmiers séchés et malades, rongés par un insecte qui les bouffe de l’intérieur.
Montenero
Termoli. Changement de train. Notre freccia est en retard, un comble pour un train à grande vitesse. Des haut-parleurs de la gare, on signale une alerte à la bombe à la gare de… San Vito. Surréaliste. Nous nous rendons vite compte que tous les trains sont bloqués, dans les deux sens. L’Italie est donc coupée en deux (du moins du côté adriatique). Nous mangeons des ghiaccioli assis sur nos valises, sous une chaleur accablante. Les zones d'ombre sur le quai se monnaient chèrement. Nous avons de la chance d'avoir posé nos bagages au bon endroit. Nous attendrons une heure trente. Le haut-parleur annonce alors un régional vers Foggia.
[DF] L'aventure commence. Nous sommes dans le Sud, et montons dans un Regionale diesel tout pourri sans climatisation alors qu'il fait au moins 35°. Toutes les fenêtres sont ouvertes et ça fait un boucan pas possible, sans parler des coups de vent. Les rideaux bleus poussiéreux volent dans les airs, les portes s'ouvrent et se ferment toutes seules. Dans le wagon, en face de nous, il y a un monsieur âgé avec une chemise complètement ouverte et une chaîne en or, tout droit sorti d'un film de Gabriele Salvatores. Il vit la situation avec un air décontracté, les yeux à moitié clos et un petit sourire fataliste aux lèvres. Il en a vu d'autres. Je l'envie. J'ai chaud. Moi aussi je veux me mettre torse nu. Je regarde par la fenêtre. La mer a laissé la place aux champs de tomates. Des gens les ramassent. Sans doute des sans-papiers. Puis des champs de tournesol et l'odeur des champs brûlés qui envahit le train. Nous arrivons à Foggia, où une voiture nous attend. [/DF]
Après une heure et demie de routes serpentantes, nous arrivons dans notre base arrière. Nous sommes sur des collines, à 550 mètres d'altitude, dans la province de Benevento. Nous sommes entourés par des dizaines d’éoliennes. Sur ces terres, le green capitalisme a déjà la main mise depuis vingt-ans. Des installations d’éoliennes se perpétuent d'année en année de manière sauvage, sans aucun plan énergétique ni de bénéfices réels pour les populations locales. Et pour couronner l'affaire, la région est également menacée par les forages pétroliers. Les jours passent. Les coups de téléphone s'enchaînent. C'est difficile de s'organiser avec les disponibilités de chacun. La chaleur et notre mobilité assez précaire ne nous aident pas. Mais nous avons la chance d'avoir un ami sur place, fixeur et chauffeur en même temps, ce qui nous fera gagner pas mal de temps.
Ginestra degli SchiavoniPartie II : Si tu envahis les montagnes, fais attention aux loups
7 Août
Le 7 août, notre ami Nicola vient nous chercher en voiture pour nous amener à Gesualdo, dans la province voisine d'Avellino, aussi nommée l'Irpinia. Nous en profitons pour embarquer deux amiEs belges qui doivent louer une voiture sur la route, à Grottaminarda. Il est un peu plus de 10 heures et il fait déjà très très chaud. Nous prenons quelques petites bouteilles d'eau et partons vers les montagnes de l'Irpinia. Une conversation en français s'installe à l’arrière de la voiture, l'italien prend le dessus devant. On roule. Les bouteilles d'eau sont déjà chaudes après une petite demi-heure.
[JN] Ce voyage a une certaine signification pour moi. Gesualdo se trouve à 20 kilomètres de Nusco, le village de mon grand-père, la commune de référence sur mon passeport, et à 25 kilomètres de Lioni d'où est originaire ma grand-mère. Je n'ai plus mis les pieds à Lioni depuis le tremblement de terre de 1980 où, enfant, j'ai gravé dans ma mémoire ces images de dévastation dignes d'un bombardement US.
Arrivé à Grottaminarda, ça se complique un peu. La société de location n'est pas dans le village mais dans une zone industrielle. On rebrousse chemin, mais notre ami n'en démord pas, il n'aime pas le GPS, ça ne donne jamais les raccourcis. Le GPS, ce sera l'employé de l'agence qui, au téléphone, va expliquer à notre ami quelle route prendre. Nous arrivons dans une zone improbable, très caractéristique selon moi de la province d'Avellino. Des endroits quasi désertiques avec au milieu de nulle part des constructions invraisemblables. Je comprendrais pourquoi plus tard. Sous un soleil de plomb, deux containers posés sur une terre aride font office d'agence de location. Mes ami-e-s belges rentrent à l'intérieur faire les papiers, je suis bien content de rester dehors, cherchant l'ombre.
La scène d'après est encore un peu plus irréelle. Une fois les clés de la voiture de location en poche, nous décidons d'aller manger un bout ensemble avant de se séparer. À côté de ces deux containers posés sur un tarmac brûlant, il y a un restaurant qui ne paye pas de mine. Mais une fois à l'intérieur, on a l'impression de rentrer dans la cafeteria d'un aéroport international, immaculé, avec du mobilier hi-tech et des écrans plats sur tous les murs, branchés sur une chaîne d'info en continu. Il fait quasi froid à l'intérieur. Nous commandons tous une salade de pâte au self puis allons nous asseoir. [/JN]
Vers 14h30, nous arrivons à Gesualdo, une commune de 3600 habitants environ. Nous roulons jusqu'à la place principale où nous avons rendez-vous avec un certain Roberto. Après quelques minutes, nous voyons un grand gaillard aux yeux bleus avec barbe et dreadlocks s'approcher de nous d'un pas nonchalant. Des hipsters, dans la région, il ne doit pas y en avoir des tonnes, il ne fait aucun doute qu'il s'agit de notre homme. Il nous gratifie d'un grand sourire. Lui et notre ami se serrent très fort dans les bras. Après des présentations chaleureuses, il nous emmène à quelques pas sur la terrasse d'un bistrot. Il y a là une grande tablée d'habitants du village. Nous nous installons à côté sous un parasol et nous prenons du café et de l'eau. Nous avons beau être en altitude, il fait une chaleur della Madonna. Après les échanges d'usage, le dictaphone est posé sur la table.
Roberto commence par retracer le paysage historico-politique de la province d'Avellino: «C'est la province de 1980». Cette date est gravée dans la mémoire de toutes les populations de la Campania. Il se réfère au grand tremblement de terre du 23 novembre 1980 dont l’épicentre se trouvait juste ici dans l'Irpinia. Un tremblement de terre qui a fait environ 280.000 évacués, 8.848 blessés, 2.914 morts et beaucoup de dégâts. Il reprend: «Jusqu'en 1980, la province vivait grosso modo d’agriculture de subsistance. C'est une question morphologique du territoire, découpé entre collines et montagnes. L'agriculture de subsistance était aussi une question culturelle, liée aux us et coutumes de ce peuple. Après le tremblement de terre, il y a eu une overdose d'argent public qui nous a fait passer d'une civilisation rurale, de maisons de paille et de pierre à des bâtiments en béton armé. D'un autre côté, avec tous ces milliards qui arrivaient, ont commencé à proliférer les entreprises des amis des amis. Des entreprises qui n'avaient rien à voir avec la spécificité de ces lieux. On a essayé d'amener l’aciérie lourde. Et à partir de là a débuté tout un système qui servait à apprivoiser les populations. Les règles d'embauche pour rentrer dans les usines formaient un système clientéliste pour maintenir le pouvoir constitué. Cette période post-sismique a été la ligne rouge de démarcation qui a créé un vide de transmission vers les nouvelles générations que nous sommes. En effet, les populations des zones internes de l'Avellinese et du Beneventano étaient vues comme des bergers, des montagnards, des paysans, avec une connotation péjorative. Ces vingt dernières années, et aujourd'hui plus encore avec la crise, le secteur productif ferme. Mais pendant ces mêmes années, beaucoup de jeunes sont revenus et sont retournés à la terre. Ce sont ceux et celles qui disent aujourd'hui “nous sommes ici nonobstant les choix de la politique, nonobstant les modèles qu'ils veulent nous imposer d'en haut et qui vont dans une autre direction. Nous sommes ici parce que nous avons décidé d'y rester et d'investir sur ce territoire” comment dire… de se libérer un espace de dignité personnelle avant d'être auto-salarié».
Roberto est un trentenaire issu des mouvements sociaux qui suit des cours à distance à l'Université de Napoli et qui travaille dans le restaurant de ses parents à Gesualdo.
Il cadre ensuite la discussion sur la question de la pétrolisation et nous dit: «Déjà dans les années '50, '60, il y a eu ici douze tentatives d'exploration. Depuis, le pétrole a été classé comme extrêmement brut, puisque nous nous trouvons proches des Mefiti, deux zones riches en soufre. En conséquence, le pétrole l'est aussi. A l'époque, avec les technologies existantes, c'était très coûteux de l'extraire et de le raffiner. Les puits ont donc été fermés et classés improductifs. A partir des années '90, la technologie s'est développée et les puits ont été classés comme réserves».
Il enchaîne ensuite en expliquant le projet «Nusco», qui devrait démarrer en 2018: «nous avons pris connaissance de ce projet d'exploration et de forage pétrolier seulement en 2011, mais il est en marche depuis 2002, quand une petite entreprise, Italmin exploration srl, a soumis son projet au ministère du développement économique et à la région Campania. Au début, le projet s'étendait sur soixante kilomètres carré, puis magiquement s'est transformé en six-cents kilomètres carré.» Un projet qui touche aujourd'hui quarante-six communes d'Avellino et une dans la province de Benevento. Il reprend: «De 2002 à 2008, ce projet n'était pas médiatisé. Les communes impactées par le projet sont convoquées par l'entreprise à une séances d'information. Sur les quarante-sept communes concernées, il y en a seulement quatre ou cinq qui se présentent. C'est à ce moment qu'a lieu le premier vide de gouvernance.» Le projet avance dans l'ombre de 2008 à 2012, année où la riposte commence à s'organiser. Le projet passe dans les mains d'une autre société, la Cogeid. «À partir de ce moment, nous commençons à nous constituer comme Coordination Irpino No Triv. Mais nous ne savions pas ce que pouvait représenter et amener la pétrolisation à une si grande échelle.C'est pour cela que nous avons organisé un car pour Viggiano en Basilicata. Pour comprendre. Comprendre ce que veut dire pétroliser une si grande zone. Aller sur les zones de la dévastation. Aller à la rencontre de scientifiques, qui s'opposent et dénoncent les dégâts causés par l'extraction pétrolière dans leur région. Ceux qui énoncent comment de tels projets relèvent d'une expérimentation néo-coloniale et montrent le processus d'apprivoisement de la population. Nous avons rencontré des petits producteurs agricoles qui essayent en vain de continuer à proposer des produits d'excellence dans un lieu où la pétrolisation règne en maître. Quand nous sommes rentrés de ce voyage, nous, la partie antagoniste de la population, nous avons pris en charge d'informer notre communauté, car les institutions se sont tues pendant dix ans. C'était à nous de construire une coordination large qui puisse parler à toute la population. En 2012, nous nous sommes élargis comme mouvement en nous approchant des petits producteurs d'huile et de vin.» Il fait une pause, se roule une cigarette et reprend: «Nous avons construit le mouvement avec eux, car il y avait un maudit besoin de déconstruire une narration fausse et toxique, que les pétroliers construisent depuis vingt ans en Basilicata. Une narration qui dit “nous venons dans cette région livrée à elle-même, où le taux de chômage des jeunes et le taux d'émigration sont très élevés. Nous sommes donc l'unique possibilité de développement pour votre territoire”. C'est cette narration que nous avons voulu démonter pour en construire une autre, réelle. Nous avons commencé à faire des recherches. Celles-ci mettent en évidence la présence d'un millier d'entreprises agroalimentaires sur une zone peuplée de six cent mille habitants. Cela veut dire qu'il y a un réseau productif conséquent qui essaye d'émerger et d'avoir une production qui, de plus, s'insère dans un cadre de soutenabilité. Un modèle incompatible avec le modèle de développement des années '50 ou '60 qui est celui de la pétrolisation. Cette observation est valable non seulement pour la province d'Avellino mais pour tout le Sud de l'Italie.»Roberto revient sur l'historique de la lutte: «Pendant un an et demi, nous avons essentiellement fait un travail d'information, dans les écoles, dans les différentes communes en province et en-dehors. Pour arriver à toucher tout le monde, nous avions besoin d'un outil. Nous avons produit le documentaire L'oro Vero pour proposer une lecture beaucoup plus immédiate et donner voix aux territoires, aux petits paysans. À ceux et celles qui sont ici et qui travaillent la terre .»
«En 2013, nous avons organisé une manifestation pour montrer que ce territoire n'est pas endormi, que son peuple n'est plus celui des années 80. Que les nouvelles générations sont là. Cette manifestation a eu lieu en décembre et mille cinq cents personnes y ont participé. Pour cette zone, ce fut un réel succès». Au niveau du discours mis en avant par la coordination, Roberto nous raconte: «nous n'avons jamais voulu nous enfermer dans des motivations typiquement scientifiques. Nous ne sommes pas géologues. Ces discours, nous les laissons à l’académie scientifique. Pour nous, il s'agit ici de questions politiques, économiques et sociales, de l'impact de ce projet sur cette province. Je pense qu'aujourd'hui le néo-libéralisme attaque frontalement les communautés locales. Il s'en empare pour tirer profit du territoire. Le déni de démocratie sur le territoire te donne la mesure de la spéculation faite sur les populations». Un fait significatif de ce déni de démocratie est le Sblocca Italia, Roberto : «Puis, en 2014, le “Sblocca Italia” devient loi d'état. Cet ensemble de mesures n'est rien d'autre qu'une série d'attaques contre les territoires. Une loi qui empêche l’autodétermination des populations. Aujourd'hui, nous avons un gouvernement qui au lieu de défendre les droits des communautés, protège ceux des multinationales. L'unique instrument que nous avons désormais dans nos mains est celui du référendum populaire. Nous continuons à tisser des liens avec d'autres coordinations No Triv. Il y a un réseau de coordinations qui est en train de se constituer. Il faut s'élargir à toutes les résistances territoriales pour construire un réseau de résistances, de mouvements, à un niveau national. Depuis cette loi, il y a une attention majeure portée aux régions qui donnent sur l’Adriatique, mais la même attention n'est pas portée aux zones internes».
Il faut en effet souligner que la mobilisation, l'opposition contre ces projets est beaucoup plus affichée sur la côte adriatique qu'ici, dans les zones intérieures. Roberto nous donne son point de vue: «Je pense que c'est une question culturelle. Ici, nous sommes habitués à avoir une pensée assez simpliste. Si un problème ne se voit pas, ça veut dire qu'il n'existe pas. C'est-à-dire que nous, aujourd'hui, ne voyons pas les conséquences des dévastations environnementales. Nous ne voyons pas le puits de forage, l'invasion des poids lourds, la militarisation du lieu. Puis, ici, il n' y a plus beaucoup de monde. Les secteurs historiques qui ont construit l'antagonisme dans le mouvement, c'est-à-dire la classe ouvrière et les étudiants, ne sont pas là. C'est difficile dans ces conditions de construire un mouvement. Par ailleurs, dans la coordination «No Ombrina», ils savent très bien quel type de développement ils veulent. Ils savent qu'ils doivent développer l'hospitalité, le tourisme et la mer. Ici, ce n'est pas encore très clair dans l'esprit des personnes d'envisager un modèle de développement qui ne dévaste pas le territoire et qui promeuve un nouveau modèle d’agriculture. Des campesinos des zones internes.»
Il revient ensuite sur les modes d'opposition mis en œuvre par la Coordination Irpino No-Triv : «Pour le moment, nous utilisons toutes les démarches légales, parce que le niveau de la confrontation est celui-là. D'un côté, il y a les projets qui sont pris dans des procédures bureaucratiques et on ne sait pas encore quelle direction ils vont prendre ni quels seront les premiers territoires attaqués. De l'autre côté, il y a les manifestations qui sont la répétition générale de la résistance que ce territoire devra réussir à mettre en actes. Car si le niveau de la confrontation augmente, c'est clair qu'il faudra être prêt à monter des barricades. La Val di Susa, c'est le modèle qui nous montre le chemin de la dignité et de la résistance territoriale. C'est peut-être l'unique mouvement qui, depuis Genova 2001, est arrivé à garder l'idée de descendre dans la rue unis, avec un même objectif, mais chacun avec sa pratique, sans se faire diviser, sans tomber dans le piège du bon et du mauvais manifestant. La population a un unique objectif : celui de défendre leur territoire, à tout prix.»
[DF] L'interview se termine. Je descends une petite rue qui donne sur une place, face à des collines. Un paysage simple et charmant à la fois. Tous les quatre, nous reprenons la voiture. Roberto veut nous montrer le lieu destiné aux forages. Nous montons un petit chemin de campagne et on pénètre sur le terrain par le haut, le bas étant grillagé. Nous nous retrouvons en sandales dans les ronces et l'expérience n'est pas terrible. [/DF]
Il nous emmène ensuite voir les Mefiti, cet espèce de lac asséché d'où sortent des bulles boueuses gorgées de souffre tout en nous racontant la mythologie du phénomène.
Pour terminer, il nous emmène dans le village où il habite, non loin. Villamaina. Nous sommes sur une place qui donne aussi sur des collines. Nous nous asseyons à une terrasse pour prendre l’apéro. Il est 17 heures et nous devrons bientôt partir, notre ami fixeur doit retourner travailler. Des bières belges et américaines sur la table. On cause politique, la Grèce de Syriza, l'Espagne de Podemos et tout l'espoir que nous pouvions avoir à l'époque.
Nous repartons en direction de notre camp de base. Nous redescendons les rudes et belles montagnes de l'Irpinia. Nous parlons féminisme avec notre ami et on finit par se perdre. Nous nous trompons de chemin. Mais lui n'en démord pas, le GPS, ça coupe des relations humaines. Sauf qu'ici, il n'y a pas beaucoup d'humains à qui demander son chemin. Nous arrivons à bon port avec une bonne heure de retard. Nous nous saluons et nous nous disons a presto.
Ginestra degli SchiavoniPartie III : La périphérie de la périphérie ... de la périphérie
13 Août
Le 13 août, notre ami nous a fixé un rendez-vous à l'autre bout de la province de Benevento. Également appelée Sannio, la province regroupe septante-huit communes sur un territoire assez vaste. Le mauvais état des routes rend difficiles les contacts entre les villages. Le paysage est constitué de plaines, de vallées, de collines et de montagnes. Le contexte socio-économique est assez semblable à celui de l'Irpinia. Haut taux de chômage et d’émigration, et une industrie quasi inexistante. L'agriculture est essentiellement de subsistance ou envisagée comme un deuxième travail. Ici aussi, le tremblement de terre de 1980 a laissé des traces, surtout la politique post-sismique. Le clientélisme est une pratique courante qui souvent ne permet pas l'émancipation des populations.
Le Sannio est concerné par quatre projets d'exploration pétrolière. Il y a le projet “Nusco” qui absorbe une commune de la province; le projet “Pietra Spaccata” qui touche quatre communes de ce territoire. Il y a le projet “Case Capozzi” dont notre base arrière est en plein milieu et, enfin, le projet “Santa Croce del Sannio” qui s'étend sur plusieurs communes du Beneventano.
C'est à Santa Croce que nous allons, pour la deuxième édition du camping «No Triv Sannio». Nous quittons notre village vers 10 heures pour rejoindre la gare des bus de Benevento. Aux alentours de midi, nous arrivons sur cet immense parking quasi désertique et plombé par la chaleur. Nous avons une petite heure à tuer et allons au bar de la gare boire et manger un truc. Mais la chaleur est telle qu'il n'y a pas grand-chose qui passe, hormis de l'eau.
Notre bus arrive. Enfin, il s'agit d'une camionnette d'une douzaine de places. S'ensuit une balade d'une bonne heure et nous serons secoués par ces éternelles routes serpentant au milieu de collines rocailleuses brûlées par le soleil où se succèdent des petits villages très peu peuplés. Dans le minibus, nous repérons un couple qui doit probablement se rendre au camping.
Nous arrivons vers 13h30 à Santa Croce, nous descendons, le couple aussi. Nous faisons une pause sous un arbre pour nous rafraîchir quelque peu. A côté de nous, des jeunes sont occupés dans les préparatifs de la sagra du soir. Nous leur demandons le chemin pour arriver au campo sportivo. Nous devons nous rendre au mont du village. Il y aura là-bas une croix, et il nous faudra ensuite aller tout droit. On se met en route vers la croix. Sur le chemin, nous retrouvons le couple du minibus. Eux aussi sont à la recherche de « la croix ». Nous finissons le chemin ensemble.
[JN] Le campo sportivo ressemble à tous les campo sportivo de l'Italie méridionale. Une buvette qui ressemble à un bunker et un terrain de foot en terre battue d'où on aperçoit trois ou quatre tentes et quelques camions de travellers. En tout et pour tout, c'est une vingtaine de personnes qui s'appliquent à organiser le camp, installer des tonnelles et des tables de presse, fabriquer des banderoles, etc.
À l'entrée du camp, une nana nous accueille, nous lui parlons de notre ami Nicola, elle nous situe et nous souhaite la bienvenue. Elle nous invite ensuite sous la tonnelle et une discussion passionnée s'engage. Elle nous montre des plans et nous fait un topo des projets pétroliers en cours dans la région.
Sachant par la suite que nous venons de Liège, elle nous raconte qu'elle a fait son erasmus là-bas il y a une quinzaine d'années. Elle ne semble pas garder un souvenir impérissable de notre ville. Nous lui demandons alors si elle se sent d'attaque pour une interview, mais elle préfère nous présenter à d'autres personnes. Nous retournons à l'entrée du camp et elle me présente Ricardo, un grand gaillard à dreads qui me regarde un peu soupçonneux. «C'est quoi votre journal?» Je lui explique grosso modo le projet de C4, notre envie de donner une caisse de résonance aux combats qui se mènent ici. Il accepte l'idée d'interview mais je lui réponds poliment que jusqu'ici, nous n'avons interviewé que des mecs et que nous voudrions parler avec des filles. «Eh les filles, y'a des journalistes ici qui veulent leur quota rose, ça vous dit une interview?» Quelques nanas somnolent sous une pinède, se lèvent et s'approchent d'un pas lourd. Mais elles sont ok, nous nous installons par terre à l'ombre, à l'entrée du camp. [/JN]
Il y a Silvia, qui est étudiante en lettres modernes. Daniela et Francesca sont géologues. Quelques autres personnes viennent s’asseoir pour écouter.
Silvia prend la parole la première: «je fais partie de la coordination No Triv Sannio. Elle est née il y a environ trois ans car il y avait un besoin de créer une opposition réelle aux quatre projets de recherche pétrolière qui intéressent cette zone. Depuis trois ans, nous essayons d'impliquer les personnes qui habitent le territoire et qui sont directement impliquées, avec toutes les limites que l'on peut rencontrer. Nous faisons des rencontres de contre-information dans les villages, en illustrant les projets, nous faisons de l'information technique. Nous essayons également de faire passer le message d'auto-organisation des luttes. Souligner qu'il faut se mobiliser soi-même car personne d'autre ne le fera pour nous. Ici, nous pointons surtout des institutions qui ont eu vis-à-vis de ces projets un silence complice. Elles étaient au courant depuis dix ans et elles n'ont ni informé les populations, ni dénoncé ces projets par des voix légales. Puis, comme par hasard, durant la campagne électorale pour les régionales (en mai 2015, NDLR), tous les partis sont devenus No Triv, alors qu'ils n'ont rien fait auparavant, quand ils pouvaient encore agir. Notre coordination affiche une position anti-institutionelle. Nous agissons par d'autres chemins.»
Au départ, leur groupe était plus large et diversifié, avec des gens venant de partis politiques, d'associations environnementales. Au fur et à mesure des rencontres, le nombre s'est considérablement réduit. Silvia nous explique pourquoi: «C'est difficile de tenir ensemble avec des réalités tellement différentes sur des questions sociales et populaires.» Francesca intervient: «Ça a coincé quand on est arrivé dans le concret. Tant qu'on restait à un niveau d’échange d'idées, tout se passait bien. Puis, quand on a dû passer à l'action, les différences ont émergé. Celui qui vient d'un parti politique a clairement sa manière d'agir, alors que moi j'y suis à titre personnel». Elle poursuit: «Ce que nous avons en commun dans le groupe aujourd'hui, c'est l'idée de l'auto-organisation. Nous nous organisons d'en bas, avec nos modalités. Nous collectivisons les connaissances, pour qu'elles ne restent pas dans les mains des spécialistes, des géologues en l’occurrence. Nous voulons que le savoir circule.»
Cependant, dans le paysage socio-culturel de cette province, le message de l'auto-organisation doit-être difficile à faire passer. Francesca réplique: «Certes, quand nous allons dans les petits villages, ce n'est pas toujours facile, la participation n'est pas très grande à partir du moment où tu ne fais pas appel aux institutions.» Daniela ajoute: «C'est ainsi que les gens fonctionnent. Si le bourgmestre organise la rencontre, les citoyens y participeront, même s'ils ne sont pas intéressés. C'est difficile de se défaire de certains mécanismes.» Elle continue: «Je viens de ces petits villages. Ces dynamiques, je les connais très bien, je ne suis pas effrayée quand on retrouve cinq personnes dans une rencontre où la seule chose qu'ils demandent, c'est où il faut signer.»
Vincenzo, qui est géologue et qui écoute la conversation, intervient: «Ici, les personnes ne perçoivent pas le danger commun. Ils se disent que le puits va se faire dans le village d'à côté et que ça ne les concerne pas. Regardons la Basilicata : ils ont commencé avec un puits, il y a en maintenant des dizaines.»Il enchaîne: «Tous les projets des zones internes reprennent la chaîne de l’Apennino centro meridionale. Toutes ces communes sont touchées par la phase de recherche et d'extraction pétrolière. C'est un destin commun. Ces zones ont été choisies car elles sont peu peuplées. Elles ont une économie surtout agricole et d’élevage. Mais aussi, parce que dans le passé, il y a déjà eu des recherches et des gisements de pétrole ont été trouvés. Ils ont été classés par l'Eni et les autres multinationales, comme des réserves stratégiques d'hydrocarbures. Pendant neuf ans, dans la province de Benevento, il y a eu un puits actif. Il a ensuite été fermé parce qu'il n'était pas rentable. Il y a des enceintes tout autour de cette zone avec une interdiction de culture dans un rayon d'un kilomètre. L'assainissement a seulement démarré vingt ans après. Et ce sont les compagnies qui gèrent les puits qui s'occupent de l'assainissement! Du coup, nous avons du mal à avoir des informations sur les travaux. Les compagnies qui s'occupent des projets ici sont toutes différentes. Italminene, déjà active en Sicile, s'occupe du projet “Santa Croce”, la Delta Energy du projet “Case Capozzi”. Ces sociétés semblent être quasi fantômes, avec des capitaux sociaux de quelques milliers d'euros. Souvent, les grandes compagnies sous-traitent les phases initiales de recherche et d'installation des puits à des société plus petites, lesquelles doivent gérer financièrement tous les éventuels dommages qui découleraient des phases de recherches. Du coup, les dommages et intérêts sont beaucoup plus bas, car leurs capitaux sont petits.»
Après le topo édifiant des jeux des multinationales pétrolières, la discussion se centre sur les dégâts que de tels projets peuvent provoquer, Daniela prend la parole: «Le sous-sol, les eaux souterraines et de surface peuvent être affectées, ainsi que l'air et les être vivants.» Elle rentre dans les détails: «Pour le sol, il y a toute la pollution qui dérive des forages, durant lesquels des déchets spéciaux sont extraits. Si on pense à la région Campania et à son histoire liée à la problématique des déchets, ça pourrait faire sourire. Où vont-ils les mettre, ces déchets? Il faudra encore faire de nouvelles décharges? Durant les forages sont injectés des fluides avec des substances spéciales, faites de métaux lourds et autres additifs, qui servent à lubrifier les puits et à refroidir la sonde. Toutes ces substances vont migrer dans le sous-sol. Même si les compagnies prennent toutes les précautions nécessaires, le risque zéro n'existe pas car ici, il faut descendre très en profondeur. Les oléoducs qui transportent le brut peuvent avoir des pertes et contaminer le sol et les eaux en surface, sans parler de la pollution de l'air dûe aux processus de désulfuration du pétrole. En plus, dans cette zone, le pétrole est saturé de soufre, ce qui le rend très corrosif. Il faut donc le travailler avant. Et comment? Avec la petite flamme qu'on voit souvent sur les puits d'extraction. Cette flamme brûle le soufre et l'air est donc ainsi pollué. Tous ces dommages sont très connus. L'impact sur l’agriculture est dévastant. Alors que nous savons qu'ici, comme en Irpinia, celle-ci est très répandue. Sans parler des risques engendrés par un tremblement de terre. Nous sommes dans des zones, le Sannio et l'Irpinia, à haut risque sismique. En cas de séisme, il y aurait une catastrophe supplémentaire, avec des énormes contaminations dûes aux dommages des implantations comme les oléoducs.» Le cadre idyllique présenté par la propagande pétrolière se noircit. C'est la contre-information qui déconstruit le discours du risque zéro.
Le Camping, c'est un moment de contre-information et de confrontation. Silvia nous explique pourquoi: «Le camping nous sert à tisser des relations avec qui habite le territoire. C'est également un moment de rencontre avec d'autres personnes qui luttent, comme les No Tav, les No Tap. C'est aussi un moment pour identifier nos limites en nous confrontant aux autres. Daniela ajoute: «Cette année, nous voulons sortir du Camping et aller vers les gens, car eux viennent difficilement jusqu'ici. L'année passée, on a eu ce problème. Nous nous sommes isolés de la population»
Nicola prend la parole: «Nous sommes toujours vus comme les “diversi”. La diversité dans la culture locale n'est pas prise en compte. Ici, les citoyens ont confiance dans les institutions et les politiques. Ils ne se rendent pas compte que les deux sont tenus en laisse par les pouvoirs économiques. Ce qui émerge, c'est donc le scénario de la délégation. Nous sommes ceux et celles qui ont sauté la clôture et nous somme vus avec méfiance.» Et l'avenir, ils le voient comment? Silvia répond: «Nous continuerons à organiser des initiatives dans les villages, surtout ceux que nous n'avons pas encore réussi à couvrir, vu le nombre.» Francesca ajoute: «On va continuer à se voir tous les jeudis pour envisager des actions, des initiatives. Que ce soit des soirées d'info ou des promenades No Triv, comme nous l'avons déjà fait. Ces dernières sont un bon moyen pour rencontrer la population locale et avoir un impact réel. Marcher et se réapproprier du territoire avec un rythme plus paysan. Connaître un territoire physiquement, voir comment il est fait. Amener les gens à l’apprécier. S'y attacher.» Elle conclut: «En tout cas, nous ne pouvons pas rester à regarder, c'est de nos vies dont il s'agit.»
Une fois l'interview terminée, chacunE s’attèle à différentes tâches. Il s'agit de descendre au village en manif pour annoncer l'ouverture du camp. Une mini manifestation d'une trentaine de personnes qui traverse les rues et les ruelles, sous l’œil incrédule, méprisant, mais quelquefois aussi sympathisant des habitants.
Nous arrivons là où le bus nous avait déposé début d’après-midi. Et trinquons dans la rue à l'ouverture de la deuxième édition du camping No Triv Sannio. Quelques personnes intriguées s’arrêtent et posent des questions. Mais l'ambiance est plutôt à l'indifférence. Nous allons après à une soirée d'info qui a lieu dans un local municipal du village. Il y a une trentaine de personnes, mais aucune du village. C'est pas gagné. Nous nous soustrayons au groupe pour aller manger une pizza. Notre fidèle ami, Nicola, nous a rejoint à ce moment. Dans le village, la fête bat son plein et les rues grouillent de monde. Nous rejoignons le groupe qui a installé un stand d'information, encastré entre deux échoppes de la fête foraine qui s'est installée l'après-midi. La visibilité n'est pas au top. Du pain et des jeux disait l'autre. Mais les activistes ne se démontent pas et la bonne humeur est là. Notre ami connaît tout le monde et nous passons du temps à discuter avec les gens avant de reprendre la route.
Vers une heure du matin, nous reprenons la route et retraverserons le Sannio dans le noir de la nuit, sous la lumière éclatante de la lune.